En date du 9 mars 2020, six membres de la communauté autochtone Dayak ont été acquittés des accusations criminelles liées à leur pratique du berladang, un système d'agriculture itinérante traditionnel pratiqué par les peuples autochtones d'Indonésie. Ils ont été accusés d'avoir causé le karhutla, le terme indonésien désignant les incendies de terre et de forêt. Au début du procès, le Tribunal du District de Sintang a assisté à une manifestation pacifique et à une grande marche de solidarité comme des centaines d’autochtones Dayak arrivaient pour soutenir les six agriculteurs. Ils sont arrivés revêtus de leurs vêtements coutumiers qui ont immédiatement transformé la façade de la Cour en une mer de tapisserie rouge.
Lors de leur acquittement, l’Alliance des Peuples Autochtones de l’Archipel / Aliansi Masyarakat Adat Nusantara (AMAN), la seule organisation autochtone du pays au niveau national, n’a pas tardé à exprimer sa gratitude aux avocats qui représentaient les agriculteurs devant le tribunal. L'AMAN était également reconnaissante de la décision judicieuse du Tribunal de District de Sintang confirmant le droit de la communauté Dayak de pratiquer son traditionnelle.
Mais la victoire des six agriculteurs s'est avérée être une anomalie. Le 25 novembre 2019, deux agriculteurs du district de West Kotawaringin dans le Kalimantan central ont été poursuivis devant le tribunal du district de Pangkalanbun pour une préoccupation similaire. Eux aussi ont été accusés d'avoir causé le karhutla. Mais contrairement aux six agriculteurs, ils ont été reconnus coupables et condamnés à 5 mois de prison. Ils ont été accusés d'avoir enfreint un certain nombre de lois à savoir, l'article 108 de la loi de 2009 sur la Protection et la Gestion de l'Environnement, l'article 78 de la loi de 2013 sur la Prévention et l'Eradication de la Destruction des Forêts, l'article 187 partie 1 du Code Pénal Indonésien, et enfin, l'article 188 de la Loi Pénale.
L'article 62 de la Loi de 2009 sur la Protection et la Gestion de l'Environnement «permet aux communautés autochtones de pratiquer des cultures en jachère sur une superficie maximale de 2 hectares par famille pour planter des variétés de cultures locales et en construisant un fossé pour empêcher la propagation du feu». Mais cette clause ne protège pas les peuples autochtones et les petits exploitants d'être arrêtés et poursuivis pour avoir pratiqué le berladang.
L’approche nationale de l’Indonésie pour lutter contre les incendies de forêt
En 2016, Mongabay a mentionné 454 personnes arrêtées dans le cadre de l'incendie de forêt qui s'est propagée à Sumatra et Kalimantan. Ce nombre a augmenté à la fin de l'année, ce qui rend le nombre nettement plus élevé que l'année précédente, lorsque l'Indonésie a enregistré sa pire crise brume de l'histoire récente. La brume de 2015 a altéré la qualité de l'air, entraînant de graves risques pour la santé qui ont même touché les pays voisins de l'Indonésie, en particulier la Malaisie et Singapour.
Mongabay a noté dans son article qu'un officier de la police a affirmé «qu'il n'y avait pas suffisamment de preuves pour prouver que les entreprises étaient coupables d'avoir déclenché des incendies». Mais s'en prendre à des centaines d'agriculteurs et de petits exploitants autochtones qui pratiquent le berladang n’a pas semblé leur poser de problème.
La brume de 2015 a été répétée en 2019, ce qui a conduit les ministères Indonésiens à se blâmer, suggérant même une intervention divine. Mais il y a en fait des lacunes plus banales qui peuvent être comblées par des moyens pratiques. Des militants et des experts ont souligné «l'application inefficace des amendes pour les entreprises reconnues coupables par les tribunaux d'avoir allumé des incendies; manque de coordination entre les agences gouvernementales responsables de divers aspects de la prévention et de l'atténuation des incendies; et le manque de transparence sur un programme gouvernemental visant à restaurer les tourbières dégradées à travers le pays. »
Dans l'un de leurs numéros de bulletin en 2018, le Mouvement pour les Forêts Tropicales du Monde “World Rainforest Movement (WRM)” a souligné que le développement de la plantation de palmiers à huile de Kotawaringin Barat et Kotawaringin Timur Regency dans le Kalimantan central a coïncidé avec les incendies de forêt enregistrées en 1992. Le WRM a précisé trois facteurs majeurs interconnectés dans le aggravation du karhutla et de la brume chaque année, «à savoir 1) la déforestation et la dégradation des terres en raison de l'exploitation forestière, 2) l'expansion incontrôlée des plantations de palmiers à huile et 3) le contrôle de la société sur une superficie en expansion.»
La majorité de ces karhutla ont été documentés comme ayant commencé dans les concessions de grandes entreprises. Mais ces entreprises font rarement l'objet d'enquêtes approfondies, et encore moins de poursuites. Le WRM a fait écho à la découverte révélatrice d’une recherche réalisée en 2015 par un enseignant du Département des Forêts de l'Institut Agricole de Bogor. «En 2015, de nombreuses entreprises ont employé des populations locales pour défricher les terres en utilisant le feu. Les entreprises les utilisent comme “bouclier humain” pour éviter les conséquences juridiques de l’utilisation du feu pour défricher la terre et la forêt. » Il illustre la «tentative systématique de dépeindre la criminalité des entreprises comme un crime individuel en jetant le blâme sur les communautés autochtones ou locales».
Cibler les agriculteurs autochtones et les petits exploitants pour incriminer le karhutla d’Indonésie n’est pas une réflexion isolée. Dans son article de 2016 , No fire, no food: tribe clings to slash-and-burn amid haze crackdown, Cory Rogers de Mongabay a cité un chef de village du Kalimantan occidental. «Pendant des centaines d’années, nous avons tous brûlé du ladang. Nous n’avions pas eu de problème de brouillard avant, et maintenant, on dit que ce sont les agriculteurs qui en sont responsables. C'est faux. Les peuples autochtones ne sont pas la cause de la brume dans la république, et nous ne pouvons pas les laisser en devenir le bouc émissaire.»
L’approche générale du Président Jokowi Widodo pour interdire la brume, y compris le berladang, a rendu les agriculteurs autochtones et les petits exploitants plus vulnérables aux poursuites et aux arrestations. Sa directive révèle un manque de compréhension d'une pratique agricole autochtone qui existait depuis des siècles. Il manque également les autres causes sous-jacentes du karhutla telles que l'appauvrissement dans les villages, qui a été rélevé dans une étude multi-scalaire de 2019 intitulée Causes of Indonesia’s forest fires, et les conséquences apparentes de la crise alimentaire, que l'article de Rogers a également souligné.
Sa récente affirmation de succès dans la réduction des incendies de forêt au milieu de la pandémie à Covid19 est encore une fois assez étroitement axée sur l'utilisation des pluies artificielles et de la technologie de modification du temps pour surveiller les points chauds d'incendie. Il a souligné que 99 pourcent des incendies sont causés par des activités humaines. Cependant, il n’était pas clair s’il y avait un discernement entre celles qui étaient pratiquées par les entreprises et celles pratiquées par les individus des communautés autochtones. Ou, s'il y a une tentative de reconnaître les lacunes dans son approche pour prévenir et gérer le karhutla que les militants et les experts soulignent depuis longtemps.
La reconnaissance ambiguë des droits des autochtones par l’Indonésie
Les droits coutumiers et le droit à l’identité culturelle des peuples autochtones sont énoncés respectivement aux articles 18-b et 28-I, de la Constitution indonésienne. Plusieurs autres cadres juridiques, à savoir: la loi n ° 5/1960 sur la réglementations agraire de base, la loi n ° 39/1999 sur les droits de l'homme et le décret du MPR n ° X / 2001 sur la réforme agraire, la loi n ° 27/2007 sur la gestion des zones côtières et les petites îles et la loi n ° 32/2010 sur l'environnement contiennent des clauses qui reconnaissent implicitement certains de leurs droits autochtones. De plus, en mai 2013, la Cour constitutionnelle a confirmé les droits des peuples autochtones sur leurs forêts coutumières lorsque l'AMAN a déposé une plainte devant le tribunal pour clarifier le statut de la forêt coutumière par rapport à la forêt publique contrôlée et gérée par les États. Mais ces progrès institutionnels en matière de promotion des droits des peuples autochtones ne sont pas toujours reconnus par le gouvernement. Dans les arènes internationales, le gouvernement est ferme sur son point de vue selon lequel tous les Indonésiens sont des peuples autochtones à l'exception des Chinois de souche. Pour les représentants des gouvernements, les droits des peuples autochtones stipulés dans la Déclaration des Nations Unies sur les Droits des Peuples Autochtones (DNUDPA) sont reconnus/garantis à chacun de ses constituants. Cependant, sur la scène nationale, chaque ministère, malgré l'utilisation de termes variés tels que Masyarakat Hukum Adat, Komunitas Adat Terpencil, etc. pour désigner les peuples autochtones, sait très bien que ces termes ne s'appliquent pas à tous les Indonésiens. Une telle perception ambiguë affecte la formulation et la mise en œuvre de politiques et de programmes spécifiques pour saisir correctement la condition particulière, les besoins et les aspirations des peuples autochtones en tant que groupes distincts avec un collectif inhérent au reste de la population nationale.
En 2007, le Comité sur l’Elimination de la Discrimination Raciale (CEDR) avait déjà soulevé des préoccupations concernant la reconnaissance par l’Indonésie des droits des autochtones. «Le Comité note que le l’État partie reconnaît l’existence de peuples autochtones sur son territoire, tout en utilisant plusieurs termes pour les désigner. Il est toutefois préoccupé par le fait qu’en droit interne, ces peuples sont reconnus «aussi longtemps qu’ils existent», sans sauvegardes appropriées garantissant le respect du principe fondamental de l’auto-identification dans la détermination des peuples autochtones. » Il s'est également déclaré préoccupé par le fait que «dans la pratique, les droits des peuples autochtones avaient été compromis en raison des interprétations adoptées par l'État partie concernant l'intérêt national, la modernisation et le développement économique et social». De plus, lors du troisième cycle de l'Examen Périodique Universel en 2017, l'Indonésie a simplement pris note de la recommandation sur «l’évaluation de la mise en place de mécanismes permettant aux peuples autochtones de se voir garantir le droit à leurs terres ancestrales».
Les développements récents ajoutent de nouvelles menaces à la protection des droits des peuples autochtones
Le Projet de loi Omnibus sur l’Investissement est la dernière déception de l’administration du président Widodo. Le projet de loi, qui devrait apporter 1200 amendements à au moins 80 lois existantes, menace les peuples autochtones car il devrait déclencher davantage de conflits liés aux terres et aux ressources. Hans Nicholas Jong de Mongabay a noté certains des changements proposés particulièrement alarmants. Parmi eux figurent «la suppression des études d’impact sur l’environnement et des permis environnementaux en tant que conditions préalables à la délivrance des permis d’exploitation pour divers types de projets, la suppression possible des poursuites pénales pour les entreprises qui enfreignent les réglementations environnementales, privant les communautés autochtones de leur mot à dire dans les projets qui les concerneraient, et redéfinir les zones forestières, ce qui permettrait aux plantations et aux mines illégales de blanchir leurs opérations.»
Le projet de loi vise à créer des emplois et à stimuler l’économie et les investissements Indonésiens. Mais les Parlementaires de l'ASEAN pour les droits de l'homme ont signalé son manque de garanties que les changements proposés respecteront les normes internationales des droits de l'homme. Pour AMAN, la violence et les conflits endurés par les peuples autochtones bien avant la menace du projet de loi omnibus sont suffisants pour soulever des signaux d'alarme. Ils sont résolus à s'opposer à l'adoption de ce projet de loi. Néanmoins, le président a ignoré le projet de loi sur les droits des peuples autochtones, que l'AMAN fait pression pour qu'il soit adopté depuis 2013.
Lors de son premier mandat à la présidence en 2014, Widodo a promis à AMAN qu'il faciliterait l'adoption d'un projet de loi sur les Droits des Peuples Autochtones, mais cela ne s'est jamais produit. Il y a eu une forte opposition de la part de l’élite au pouvoir, y compris des principaux responsables du parti politique de Widodo. En remportant la présidence, il a élargi le potentiel de la démocratie en Indonésie. Il s'était également engagé de manière constructive avec des dirigeants et des organisations de la société civile au cours de son premier mandat. Mais son potentiel de faire des changements politiques importants pour reconnaître et protéger les droits des peuples autochtones ne s'est jamais concrétisé. Contrairement à 2014, AMAN n'a pas déclaré son soutien à sa réélection en 2019.
À l’heure actuelle, les trois quarts des sièges au parlement appartiennent à la coalition au pouvoir du président Widodo. Cela aurait rendu l'adoption d'un projet de loi sans opposition. Mais sur la base de ses actions précédentes, il ne serait pas surprenant que le Projet de loi Omnibus soit promulgué alors que le Projet de Loi sur les Droits des Peuples Autochtones soit complètement oublié. Si cela se produit, tout espoir placé sur le Président Widodo de transformer la gouvernance Indonésienne en une institution plus démocratique et responsable s’enlève en fumée. Les peuples autochtones ne peuvent que se préparer à des conséquences plus graves de leurs droits, en particulier à revendiquer leurs droits collectifs sur leurs terres et territoires.
[IPRI remercie Monica Ndoen pour son aide dans cet article.]